De longues années durant, le brâhmane avait prié, vécu dans l’austérité, médité de longues heures, étudié les Ecritures. Ce matin-là, il partit se baigner à la rivière. Une question le tourmentait : « Qu’y a-t-il réellement après la mort ? certes, les sages et les Ecritures décrivaient abondamment l’invérifiable au-delà, mais sait-on qui est véritablement sage? qui pourrait dire ? »

Tandis qu’il se baignait, un courant inattendu le saisit, l’emporta, le noya. Son esprit quitta ce corps mort pour pénétrer celui d’un enfant à naître. C’était un garçon dont le père était cordonnier, de la caste des intouchables. Il grandit, apprit le métier de ses ancêtres, épousa une femme de la même caste, conçut une grande famille. Au fond de lui cependant, une petite voix répétait : « es-tu ce corps, cet esprit inquiet ? es-tu ce fils, ce cordonnier, cet époux, ce père ? » souvent il allait marcher le long du fleuve, cherchant comment se libérer de ces encombrantes questions, faute de leur trouver une réponse acceptable.

Un matin, tandis qu’il marchait pensivement, un éléphant gigantesque, superbement paré, glissa sa trompe sur son épaule droite, tandis qu’un faucon bagué d’or se posait sur son épaule gauche. Des cavaliers surgirent, des trompes sonnèrent, il fut aussitôt entouré puis emporté jusqu’au palais. Le souverain du pays était mort sans laisser d’héritier au trône. Aussi, selon la tradition, son éléphant et son faucon avaient été lâchés au hasard afin que, dans leur innocence, ils désignent le nouveau toi. Le premier homme qu’ils désignaient ensemble montait sur le trône. Lui, l’intouchable, était devenu roi. Au fond de lui, cependant, la petite voix continuait : « es-tu ce corps, cet esprit raisonneur ? es-tu ce fils, cet époux, ce cordonnier, ce père, ce roi ? » Il ne pouvait plus marcher seul le long du fleuve, sa lourde charge le lui interdisait. Il fit comparaître devant lui tous les sages, les savants et les moines du royaume, leur posa sa question. Tous avaient des réponses semblables ou différentes, mais aucun ne lui fournissait une réponse qui put l’apaiser.

La peste s’abattit bientôt sur le royaume. Ceux qui avaient applaudi à l’élection du roi choisi par l’éléphant et le faucon commencèrent à s’inquiéter : « Fallait-il accepter un intouchable sur le trône, fût-il choisi selon d’antiques traditions ? Sa présence n’avait-elle pas polluer le royaume et se habitudes ? » On se querella. Il y eut des émeutes. Certains s’exilèrent, d’autres se lancèrent dans des austérités redoutables. Pire encore, quelques-uns se suicidèrent par le feu. Le roi était catastrophé. Il décida de remédier au scandale de façon à l’effacer entièrement et à purifier le royaume pour la sauvegarde de tous ces êtres qui dépendaient de lui. Il se jeta dans le feu. Aussitôt, son esprit rejoignit le corps du brâhmane emporté par la rivière. Il se laissa porter par les remous, s’accrocha aux racines qui plongeaient dans le courant, rejoignit enfin la rive, sortit tout étourdi de l’eau, et rentra chez lui. Comme il passait le seuil, sa femme s’étonna :

  • Te voici bien rapide ce matin ! L’eau était-elle donc si froide ? as-tu déjà eu le temps de te baigner et de prier ?

Le brâhmane sourit mais ne répondit pas. Il pensa : « Se peut-il que j’ai reçu la réponse à ma question ? Ai-je rêvé cette noyade, ces vies de cordonnier et de roi, ou les ai-je vécues ?

 

Quelques jours plus tard, un homme arriva dans le jardin du brâhmane. Il mendiait car il avait fui, comme beaucoup, le lointain pays de ses pères ravagé par la peste depuis qu’un intouchable avait succédé au vieux roi trépassé sans héritier mâle. La brâhmane le regardait, l’écoutait, en silence. Son épouse en toute innocence posait des questions, le mendiant en répondant donnait tant de détails que le doute était impossible. Cet homme venait du royaume sur lequel il avait régné le temps d’une vie, ou d’un rêve. Laissant son épouse nourrir l’homme généreusement, il s’en fut au bord de la rivière. Il regardait passer le courant sans le voir.

« Est-ce possible ? Je fus brâhmane, je suis mort. Puis j’ai vécu toute une vie de cordonnier avant d’être roi d’un pays maudit. Me voici revenu dans ma première peau sans en être sorti, du moins apparemment. Ici, mon épouse s’étonne que je rentre si vite. Ni elle ni nos enfants n’ont vieilli d’un jour. Drôles de vies ! »

Il se souvint d’une page du Yoga Vashishta où le roi Janaka s’éveillant demandait à son gourou : « J’ai rêvé que j’étais un mendiant rêvant qu’il était un papillon. Qui suis-je ? Le roi Janaka, un mendiant ou un papillon ? »

 

Il revenait, le front bas, marchant lentement, et une autre question l’assaillait :

« Qu’est-ce que la vie ? Où est la véritable réalité ? »

 

Contes des sages de l’Inde – Martine Quentric – Séguy

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