Pour effectuer ce travail, je suis allée à la rencontre de différentes personnalités du monde de l’art.
J’ai ainsi interviewé Alexandre Gurita, directeur de la biennale de Paris, Fred Kleinberg artiste peintre, tous deux artistes de « métier ». J’ai également interviewé Francis Lalliaume, artiste peintre mais exerçant une autre activité professionnelle à côté, et Henri Kaufman, l’homme qui m’a éditée, passionné d’art, collectionneur, lui-même artiste, et retraité hyper-actif dans la promotion d’artistes en tous genres (écrivains, peintres, plasticiens). Tous se sont prêtés au jeu avec intérêt, et je les remercie chaleureusement pour ces partages pleins de passion et ce temps offert.

Selon le vieil adage « tout travail mérite salaire », est-ce que la notion de pratique artistique  comme travail est corrélée au versement d’un salaire ?

Et ce salaire correspond-il forcément à une rémunération financière ?

Est-ce qu’une activité artistique non rémunérée peut être considérée comme un travail ?

 

L’art est la joie des hommes libres. Il élève au-dessus de soi-même. Il est l’expression transcendée de la sensibilité humaine. Et cette joie peut être considérée comme un salaire. Oui, l’artiste trouve assurément une forme de salaire dans le sentiment d’accomplissement intime lorsqu’il sent que le dernier mot, la dernière note, le dernier coup de pinceau viennent d’être déposés, et que l’œuvre est juste et parfaite, par rapport à ce qu’il est lui, ou elle, à ce moment précis. Un sentiment de dépassement de soi, une quête, mue par sa sensibilité, mais aussi par le sens et la direction qu’il souhaite donner à son œuvre, qui parfois s’inscrit dans un contexte collectif, historique, sociétal.

 

Fred Kleinberg, « De charybde en scylla » 2017, Huile sur toile, 200×400 cm.

 Néanmoins, pour en revenir à des considérations plus pragmatiques, il est compliqué de nos jours de vivre d’amour et d’eau fraiche.

 

Alexandre Gurita pense qu’« Une pratique artistique doit trouver son économie si elle veut être pérenne ». Et en même temps, il ne se situe pas dans la logique académique et classique du marché de l’art telle que nous la connaissons. Pour lui, l’économie de l’art ne se limite pas au marché et le marché n’est pas un facteur légitimant les artistes vivants. C’est pourquoi il a contribué a créer le FOMEA Forum mondial des économies de l’art,  en réponse au monopole et à l’emprise du marché de l’art sur les artistes et sur l’art.

 

Trouver son modèle économique en tant qu’artiste pour subsister… Pourtant, plusieurs artistes n’ont jamais vécu de leur art et ont laissé des œuvres monumentales à la postérité. Un exemple très connu et très chauvin pour moi valdoisienne, Van Gogh. Il n’a pas vendu une seule toile de son vivant, et pourtant, dans sa correspondance avec son frère Téo, il parle de son art comme d’un travail de manière très récurrente.

Revoyons maintenant la question de la rémunération du travail de l’artiste en passant de l’autre côté du miroir. L’existence d’un contrat, d’un cadre, d’une commande, ne risque-t-elle pas de porter atteinte à la créativité de l’artiste en le privant d’une certaine forme de liberté ?

Voici quelques lignes que j’ai écrites cet été, en lien avec cette sacrosainte liberté, lors de l’écriture d’un billet que j’ai intitulé « un parfum de libellule », un jour où j’avais envie de créer un parfum, et où une petite promenade au bord du Sausseron pour chercher l’inspiration m’a offert un spectacle bleu électrique et orange de libellules et papillons, somptueux et onirique.

 

 « La création lorsqu’elle jaillit, est dénuée d’objectif. Elle ne se matérialise dans sa plus pure expression que lorsqu’elle fait echo à un appel intérieur. C’est là qu’elle trouve sa beauté et sa quintessence. Elle peut être inspirée par une idée, un projet, une personne, une vibration, mais si elle est mue par l’objectif de répondre à une commande, de plaire à quelqu’un, alors elle devient prisonnière d’un cadre qui la fait passer du statut d’art à celui d’artisanat. C’est la projection de ce qu’elle pourrait être dans le futur qui lui fait perdre son intensité, sa profondeur et son audace. Qui redonne au mental la place prépondérante qu’il a dans nos quotidiens, et qu’il perd dans le geste créateur pur, dénué de peur. Le geste créateur qui met l’artiste face à lui-même, sans se préoccuper du regard de l’autre. Plus tard, lorsque son oeuvre, peinture, écriture, musique, parfum et bien d’autres encore, sera exposée à son public, elle cessera de lui appartenir, et trouvera l’écrin de sa propre existence à travers la farandole d’émotions qu’elle génèrera auprès de ceux qui la côtoieront. »

A la lumière de mes discussions avec mes interlocuteurs, je me suis rendu compte que mes propos méritaient d’être nuancés, et que la rémunération d’un travail artistique par un donneur d’ordre ne venait pas forcément priver l’artiste de liberté…

Et pouvait même parfois conduire à l’effet inverse : si l’artiste trouve l’espace suffisant nécessaire à sa liberté d’être et d’expression dans le cadre qui lui est donné,  alors peut-être qu’au lieu d’être un élément de perversion de son œuvre, le cadre pourrait devenir une source d’inspiration et de créativité pour celui-ci.

Les contraintes obligent l’artiste à être plus créatif, et les échéances l’obligent à produire un travail qu’il n’aurait peut-être pas produit sinon.

En revanche, si pour être rémunéré, l’artiste doit aller à l’encontre de ce qu’il est pour répondre à une commande, et donc se renier lui-même, il y a de fortes chances qu’il rentre alors dans un sentiment dégradant d’« auto-prostitution »,  et que son travail perde son âme.

 

Est-ce que du coup, le hobby ne serait pas une alternative qui permettrait à l’artiste de conserver sa liberté ?

Voici la définition que le Larousse donne du hobby: Passe-temps favori servant de dérivatif aux occupations habituelles. N’aurait-on pas là un joli pas de côté ? Une possibilité de s’échapper en dehors du travail quotidien pour se laisser aller au geste créatif dans un espace de liberté absolue ? Une alternative qui mettrait la création artistique à la portée de tous ?

Pour ceux que j’ai interrogés et qui ont fait de leur pratique artistique un métier, la perception qu’ils ont du concept de hobby est assez négative. Quelque chose qui cristallise une forme d’ennui dans sa vie. On a un hobby quand on fait un métier qui ne nous plait pas, qu’on s’est résigné.

Mais ne peut-on pas exercer un métier qu’on aime, qui ne soit pas forcément très créatif, et en même temps, être très créatif par ailleurs, à ses heures perdues ?

 

Heures perdues. C’est peut-être là que réside la frontière entre hobby et travail dans la pratique artistique.

Non pas dans le travail comme source de rémunération, mais dans le travail comme investissement corps et âme dans la tâche que l’artiste accomplit, qui le fait passer d’une pratique superficielle à une pratique plus profonde, plus technique, plus aboutie, et qui s’inscrit dans une démarche sur du long terme. 

Prenons l’exemple de la peinture, et de Francis Lalliaume, qui peint depuis plusieurs décennies. Celui-ci me disait que sa pratique avait évolué, et que d’un état expérientiel de découverte des couleurs et de leurs superpositions, il en était arrivé aujourd’hui à un travail de minutie où il travaille (et c’est bien le mot qu’il a employé) ses tableaux par couches de 3 couleurs, et peut passer plusieurs mois sur un tableau. C’est peut-être là que réside la transition, dans cette pratique incessante qui pousse l’artiste au train comme une nécessité, un appel intérieur, quelque chose qu’il porte en lui, et qui l’accompagne dans la durée, avec des périodes de creux et de pleins.

Francis n’est pas rémunéré, ou très peu, pour son travail d’artiste, il exerce un autre métier à côté. Et pourtant, c’est bel et bien un travail qu’il produit, acharné, dans son appartement transformé en atelier, entouré de ses 170 toiles.

Derrière toute grande œuvre, il y a, dans la partie cachée de l’iceberg, un travail profond et inscrit dans la durée.

Voici une très belle citation qui illustre bien cette idée, de Michel Roudnistka fils citant son père Edmond Roudnistka,  tous deux parfumeurs.

« Aligner vingt-cinq ou trente noms sur une page, se concentrer quelques minutes sur cette liste, commencer à mettre des chiffres en regard des noms, d’abord les plus évidents puis progressivement compléter les blancs en vingt minutes, en sachant d’avance que ça tiendra debout, que tous ces matériaux vont sagement se plier à la discipline qu’on a voulue, que chacun va se porter au poste qu’on lui a prescrit, que telles fusions vont s’opérer, que tel cri va être poussé, à tel moment que tel horizon, nouveau, va se découvrir, que les choses, enfin, vont se passer comme on l’a décidé, cela, oui c’est un plaisir rare. Rare, parce que ces vingt minutes on a mis quarante ans à les préparer. »

Ainsi, le travail finit par offrir une forme de liberté créatrice. Une fois que tu sais, que tu as travaillé pour apprendre, tu peux te libérer de tous ces savoirs pour aller vers une forme de connaissance. « Tu peux t’affranchir pour voyager les mains libres », me disait Fred Kleinberg.
Sachant que s’affranchir ne signifie pas oublier ou rejeter, mais faire tienne toute cette matière malléable qui t’a été transmise, et engendrer quelque chose de nouveau avec.

 

Le travail semble donc être une dimension nécessaire à la réalisation de l’œuvre artistique.

Mais est-elle suffisante ? Par essence, l’art ne peut se réaliser sans créativité. Et cette créativité, l’artiste peut la trouver en lui-même, à travers des états méditatifs de pleine conscience par exemple, mais aussi en allant se cogner au monde, avec ce grand sourire intérieur de l’enfant en nous qui n’a jamais cessé d’exister, qui s’émerveille de tout, curieux,  gourmand de la vie, délivré des œillères que sont les dogmes et les croyances. C’est un regard décalé, espiègle, qui nous permet de sortir du carcan routinier et d’accueillir avec gratitude ce que la vie nous offre.  C’est en regardant à côté que l’on trouve ce que l’on ne cherche pas. Cela s’appelle la sérendipité. Et aussi incongru que cela puisse paraitre, la créativité se travaille, comme un muscle. Un petit carnet et un crayon en poche, le fait de noter ce que ce regard plein de joie et d’envie vous montre vous entraînera à voir de plus en plus de choses à travers lui. Petit carnet au pied du lit pour noter vos rêves, petit carnet pour noter « l’oiseau plongeant sa plume au fond d’un verre au coin d’un bar, le réverbère qui s’allume quand tu te sens sur le départ. Parce qu’elle court toute nue dans la rue, et qu’elle est à toi si tu l’as vue, la poésie. » (la Poésie, de Jofroi)

Henri Kaufman et son regard décalé systématique, drôle et nourrissant,  qui cette fois-là, a perché Nostradamus dans un platane.

 

Enfin, après le travail dans la création artistique comme rémunération, puis comme investissement corps et âme de l’artiste, vient une troisième réflexion sur le travail comme lien social. Est-ce que le travail existe sans le regard de l’autre, et ce qu’il apporte à la société ? est-ce qu’un manuscrit qui dort dans un tiroir et n’est lu par personne est un travail ?

Nombre d’artistes talentueux portant des regards sur le monde fort intéressants, ne sont pas exposés à leur public.

Non reconnaissance du public, comme cela arrive par exemple lorsqu’un artiste est trop en avance sur son temps ? Peur que son œuvre lui échappe ? Ou non reconnaissance de l’artiste par lui-même ? Peur d’être jugé, du sentiment que son travail n’est pas digne d’être vu et partagé, et que… ce n’est pas un travail, mais un hobby… qu’il n’est pas un artiste, en tout cas, pas avec un grand A. Henri en côtoie beaucoup des comme ça, et il s’emploie à leur faire prendre conscience de la valeur de leur travail et de l’importance de cette vision qu’ils apportent au monde.

Et c’est peut-être encore plus vrai pour nous les femmes. Problème de confiance en nous ? ou problème de cette société dans laquelle nous vivons, qui dans l’art comme dans le reste, ne laisse pas au féminin la place qu’il devrait avoir pour permettre un monde plus juste et harmonieux ?

 

 

Je ne peux m’empêcher de penser à deux femmes écrivains célèbres (entre autres), qui semblent avoir eu plus de mal que leurs homologues masculins à trouver leur légitimité auprès du public. George Sand, dont le vrai nom était Aurore Dupin de Francueil, et qui a décidé de masquer son identité pour avoir plus de chance d’être publiée. Je pense également à Colette, dont de nombreux manuscrits ont été publiés sous le nom de son mari, alias Willy.

 

Et aussi quelques chiffres.

12. 12 sur 114. C’est le nombre de femmes écrivains qui ont été récompensées par le prix Goncourt. 10% de femmes. Est-ce que Mesdames, nous aurions moins de talent que les hommes en littérature ? et plus généralement, dans tout ce qui touche à la question artistique ? Hum…Je jette un pavé dans la marre…

 

En conclusion, je dirais que nous sommes les artistes de nos vies. La créativité est une alchimie entre ce que nous apprenons, ce que nous vivons et ce que nous sommes.

Nous avons tous une graine d’artiste en nous ; c’est une des dimensions qui fait de nous des humains, et qui nous différencie du reste du règne vivant. Chacun ou chacune décidera de lui donner la place qui sera juste pour lui ou pour elle dans sa vie, de faire pousser cette graine ou pas, d’en faire un arbuste ou un arbre remarquable, en fonction du travail, de l’investissement personnel et conscient qu’il ou elle mettra dans cette graine, et de l’amour et la reconnaissance qu’il ou elle se donnera à lui-même. Tout cela, avec joie, ardeur et liberté !

 

 

 

Prologue : En relisant ces lignes avant de publier cet article, je vois soudain mon écran se transformer en miroir implacable, et me dire : « ma chère Pauline, tu n’es pas la plus belle en ce royaume, non pas parce qu’il y a une certaine Blanche Neige plus belle que toi… mais parce que tu es la plus vilaine…

Mes joues s’empourprent, un petit rictus sarcastique d’autodérision apparaît sur la commissure de mes lèvres, et un sentiment skyzophrène de m’être trahie moi-même me donne envie de me donner une tape derrière la tête. Moi qui passe mon temps à revendiquer la place du féminin dans notre société, y compris dans ce billet, comment ai-je pu accomplir ce travail en ne donnant la parole qu’à des voix masculines ?!?

Mesdames, réparons cet outrage s’il vous plaît. A partir de quel moment la création artistique passe-telle du statut de hobby à celui de travail ? La parole circule !

Pauline Dumail

 

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