« Avec la reprise des allées et venues humaines dans les champs et la garrigue, les senteurs du milieu naturel, pour un temps inopérantes sur le groupe villageois parce que trop éloignées de lui, reviennent en force parler à son affectivité – éclatante revanche sur leur relégation hivernale. Et le contraste observé pendant la saison précédente tend à se réduire, qui mettait en regard densité des chaînes domestiques et indigence des chaînes sauvages. De ces dernières, les senteurs végétales demeurent, dans un premier temps, presque absentes, et ce sont celles qui émanent directement du sol qui prédominent : odeur de la terre fraiche, lavée, rénovée par la neige qui l’a longuement recouverte et imbibée, celle-ci en fondant en elle vient de la gorger d’éléments nutritifs. Cette odeur noble, s’apparentant à celle d’un bon musc, apparaît comme chargée d’un intense potentiel de vie. Un peu plus tard avec la reprise du travail dans les jardins et dans les champs, les premiers coups de pioche y ajouteront l’odeur de la terre retournée pénétrant les villageois des flux secrets de son humus.

Alors que Moyenne et Basse Provence sont investies depuis plusieurs semaines par une multitude de senteurs fleuries, ce n’est guère qu’en mai, dans ce bassin d’altitude, que les premières floraisons d’aubépines et d’églantiers préludent à leur retour, soulignant l’inféodation de ce champ olfactif à la constante méditerranéenne du printemps fortement odoriférant. Mais leur venue tardive ne s’en fait que plus sûre, et leur présence va progressivement s’affirmer jusqu’à l’entrée de l’été, alimentée par des relais aux notes de plus en plus conquérantes. Dans la ceinture des cultures vivrières enserrant l’habitat villageois, c’est d’abord la montée des prés reverdis qui dans les premières tiédeurs, diffusent au moindre souffle leurs senteurs d’herbe neuve ; avec l’approche de juin, celles-ci se muent en signaux plus doux, légèrement ambrés, où dominent les fleurs mêlées de sainfoin, de trèfle et de luzerne ; à ce bouquet champêtre ici et là, les prés les plus humides ajoutent bientôt un parfum plus lourd de tubéreuse diffusé par le règne entêtant et éphémère des milliers de narcisses épandus en eux.

Progressivement, cette offensive embaumée se déploie jusqu’aux portes mêmes des habitations et s’y étale en ondes continues : exhalaisons des lilas qui depuis plusieurs siècles ont conquis les haies des jardins potagers , puis déferlement suave émanant des longues hampes ivoirines  se balançant aux branches des grands acacias  plantés le long des voies d’accès à l’entrée des villages ; par elles et pour un bref laps de temps, ces hautes terres atteignent à la luxuriance odorante  du bas pays provençal ; car elles subissent en outre la même emprise aromatique  que leur impose la floraison de leur mutuel écran  de garrigue. Dans celle-ci, au cœur de la multitude des labiées qui la peuplent, thym, sarriette et serpolet en fleurs émettent les senteurs les plus balsamiques auxquelles se mêlent en contre-point le parfum délicat, tirant sur le miel, des colonies de genêts qui y cohabitent. »

Le monde des odeurs – Lucienne Roubin

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