Andrea est au 3ème étage. Il regarde la grande table en bois, généreuse et massive, qui trône au rez de chaussée. Il a envie de la toucher, de la sentir tout contre lui, de se régénérer au contact de ce bois salvateur. Il est totalement abasourdi par ce qui vient de lui arriver. Les deux anges de sa vie viennent de le quitter brutalement et à jamais. Ce petit homme, qu’il aimait comme si c’était son propre fils, assassiné brutalement par son père, qui a découvert qu’on le trompait depuis tout ce temps. Andrea sent une boule de feu au niveau du plexus solaire, et le début de son œsophage dans sa gorge qui se rétrécit. Il a mal à des endroits qu’il ne connaissait pas. Et cette douleur est trop fraîche et trop violente pour qu’il puisse l’exprimer. Pas de larmes, pas de cris, pas de violence. Tout est à l’intérieur. Quant à son autre ange, la maman de ce petit garçon, qu’il a aimée comme il n’avait jamais aimé personne, passionnément, tendrement, sévèrement parfois, toujours avec un grand respect et une complicité sans pareille, elle a disparu, s’est évanouie, et il sait qu’il ne la reverra jamais. Son Eden appartient au passé à présent, et laissera une empreinte, juste une empreinte, dans son cœur, quand l’amertume et la douleur se seront estompées.

L’échelle a été retirée. Pour descendre, il va falloir faire des acrobaties. Mais cela ne fait pas peur à Andrea. C’est un homme trapu, aux mains charnues, habitué à l’effort. Un défenseur actif des Algériens qui subissent tortures et violences dans l’ignorance et l’indifférence totale de leurs contemporains, qui milite, et se met souvent en danger pour défendre leur cause. Alors ce ne sont pas trois petits étages qui vont lui faire peur. Le voici donc en train de descendre les étages, s’accrochant méticuleusement, s’aidant de ses jambes, tel un grimpeur averti. Il arrive en bas en quelques minutes, sans difficulté, s’assoit près de la table, pose sa tête dessus, bras écartés, et prend une grande respiration. Il fait très sombre.

Tout à coup, la lumière s’allume, et Andrea découvre qu’il n’est pas seul. Une jeune femme, vêtue d’une robe noire d’un autre temps, se tient près de l’interrupteur, et regarde avec curiosité les ordinateurs situés au bout de la pièce. « Bonjour », dit-elle timidement. Andrea la regarde, sans rien dire, calmement, bien qu’un peu surpris, et un peu dérangé.

Elle se met à lui raconter Venise, et elle ne sait pas pourquoi, elle qui d’habitude est si pudique, face à Andrea, à cette nature brute et authentique, elle se met à déverser le trop plein qu’elle a sur le cœur, son histoire d’amour avec Anzoleto, sa trahison, son comportement volage, et surtout son rapport futile à l’art qui est si sacré pour elle. Au fur et à mesure qu’elle avance dans son discours, le ton de sa voix monte, jusqu’à ce qu’elle en arrive à hurler sa douleur. Puis elle se calme, et regarde Andrea d’un air interrogatif et curieux.

Andrea observe cette jeune femme et sa colère, bien qu’il ne comprenne pas un mot de ce qu’elle raconte. Sa langue à lui est le Hongrois, et celle qu’il utilise dans sa vie quotidienne parisienne le Français. Consuelo est italienne, et quand elle comprend qu’Andrea n’a pas compris un traitre mot de son discours, elle se met à rire, d’un rire clair et pur, qui la transforme totalement, la faisant passer de laide à belle.

Ils découvrent ensuite qu’ils connaissent le français tous les deux, et c’est un charmant échange qui commence alors, du français à la sauce hongro-italienne. Andrea vient des années 60, et Consuelo du 19ème siècle….

Soudain, un coup de vent soulève leurs chevelures, poivre et sel pour Andrea, noire ébène pour Consuelo, d’une manière presque imperceptible d’abord, puis une deuxième fois, un peu plus franchement. C’est alors qu’ils lèvent les yeux, et voient une charmante et jolie sorcière du moyen âge, qui descend du 7ème étage, sur son balai, lorsque le balai tangue à droite, puis tangue à gauche, et vlan ! voilà notre petite sorcière au milieu de la table, dans une position embarrassante, qui semble plus d’ailleurs gêner les autres qu’elle-même, sur la partie la plus charnue de son individu et les quatre fers en l’air…

« Ouch » dit-elle en se relevant et en se frottant douloureusement l’arrière-train. « Bonjour, je me suis échappée car on voulait me brûler. J’espère que vous n’avez pas ce genre de velléités ? »  Tout en parlant, elle sort de sa besace magique une fiole, dont elle verse quelques gouttes dans sa main, puis qu’elle applique là où la douleur tape. Consuelo, intriguée et intéressée, approche son nez de la fiole, et découvre alors une odeur inédite, ni agréable ni repoussante, qui ne fait pas partie de sa mémoire olfactive. « C’est de l’huile essentielle d’immortelle » lui dit la sorcière avec ses yeux rieurs et espiègles. « C’est la spéciale hématomes ! »

Notre petite sorcière respire alors l’air ambiant, et s’imprègne des énergies de ce nouvel endroit. Elle ressent ainsi la violence du choc et de la douleur d’Andrea, ainsi que la colère de Consuelo. Elle sort de sa besace deux autres fioles, à boire cette fois, une pour Andrea, et une pour Consuelo. « Tenez » dit-elle (sa langue à elle est le français),  Le Rescue pour vous Monsieur, et le Hêtre pour vous Mademoiselle.

Chacun prend ses gouttes, et tout à coup, les émotions néfastes font place à un bien-être plein, cet endroit devient pétillant et paisible, et attire Colin, qui arrive de l’espace enfants, transporté par le petit nuage qui sert de tabouret aux petits en journée, et enveloppé tout entier d’une voluptueuse odeur de rose. La fleur de l’amour.

Oui, Colin est amoureux, et ça se voit. Vous savez, c’est une petite boule de paillettes qui pétillent en-dessous du nombril. Et puis ça remonte tout l’œsophage, ça entoure les épaules, ça redescend dans le dos, ça passe dans les reins avant de remonter jusqu’à la bouche, ça tire les zygomatiques vers le haut, et puis les deux paillettes qui sont nées sous le nombril viennent se loger chacune dans un œil. Ça tire la tête vers le haut et ça la met dans le nuage rose. Ça accélère les battements du cœur. Ça déconcentre, ça destabilise et ça rend heureux.

Après les présentations, la petite sorcière donne à Colin un peu de clématite pour qu’il soit avec eux, et s’écrit tout à coup : « je suis affamée ! je mangerais du lion ! » ce à quoi Colin, écumant son livre, répond : « oh ! quelle bonne idée ! nous allons partager l’anguille que mon ami a cuisinée, c’est un artiste, attention les papilles ! » aussitôt dit, aussitôt servi. Mmmmm quel régal ! L’anguille provoque un consensus autour des papilles de nos hôtes. C’est alors qu’une envie festive les prend, de trinquer, de chanter, danser, jouer de la musique.

Andrea sort un violon de son livre, et Colin sort… le Pianocktail ! Un piano qui concocte des breuvages au fil des notes, et plus l’harmonie est parfaite, plus les breuvages sont exquis. Commence alors un duo piano violon, haut en couleur, avec des influences slaves pour le violon, et jazzy pour le piano, qui se traduit par des cocktails bleu électriques et roses fuschia.  Notre petite sorcière accompagne ce duo en remplissant l’espace de son corps par une danse enjouée, élastique et charmante, semant la bonne humeur autour d’elle

C’est alors que Consuelo prend les rênes du pianocktail. Imprégnée par la musique de l’amant de sa créatrice, un certain Chopin, elle aime profondément le piano. Le son divin qui s’échappe alors du Pianocktail, ces notes rapides qui coulent comme un ruisseau dans la montagne, à la fois légères et si profondes en même temps, fait sortir du Pianocktail un vin digne de l’ambroisie des dieux, pour terminer cette nuit si délicieusement étrange.

Puis la nuit touche à sa fin, éclairée par un orage violent dont les éclairs zèbrent le ciel majestueusement, et dont la pluie battante berce nos hôtes, qui s’en retournent d’où ils viennent…

 

Andrea se retrouve à la fin de son aventure, avec 20 ans de son histoire à vivre et à construire seul, avant de se retrouver à nouveau sous la plume de sa créatrice, nez à nez avec son bourreau. Pour vivre, il doit refermer le livre. Après ce moment de plaisirs partagés, il se retrouve dans la noirceur de sa réalité, et les larmes se mettent à couler sur ses joues, en un flot continu. Et avec ses larmes, c’est sa douleur qui coule. Je ne pourrais mieux dire que Victor Hugo dans Feuilles d’Automne en cette occasion, aussi, lui emprunté-je avec toute ma reconnaissance et mon admiration, ces quelques vers d’une beauté absolue :
« Pleure afin de savoir ! Les larmes sont un don.
Souvent, les pleurs, après l’erreur et l’abandon,
Raniment nos forces brisées.
Souvent l’âme, sentant, au doute qui s’enfuit,
Qu’un jour intérieur se lève dans sa nuit,
Répand de ces douces rosées »

 

La petite sorcière s’en retourne à son bûcher, en emportant avec elle la pluie battante pour éteindre les flammes brûlantes et allumer en échange les cœurs les plus endurcis.

Colin s’en retourne à son bonheur éphémère, qui sera bientôt perturbé par un nénuphar et par des canons à fleurs.

Quant à Consuelo, elle n’est qu’au début de ses aventures, c’est toute une vie fantastique et énigmatique, dominée par la beauté de l’âme et de l’art, qui l’attend.

 

La clé tourne dans la porte, et Mathilde rentre dans son antre, les yeux encore plein de sommeil et l’âme boudeuse. Pas envie de s’y mettre ce matin, pas envie de ranger tout ce qu’elle a laissé là hier, en vrac, parce qu’elle a eu des visites imprévues qu’elle a joyeusement honorées plutôt que de se consacrer à la corvée rangement.
Mais curieusement, à peine passée la porte et avalé un peu de charme, son état d’esprit change, elle est tout à coup pleine d’entrain, elle chantonne, elle sent la joie du printemps dans son cœur et elle s’attaque au rangement sans avoir le sentiment d’effectuer une corvée.
Tiens, l’écume des jours de Boris Vian, sur le petit nuage rose. Elle a été ravie hier d’apprendre que Claire, une adolescente d’une quinzaine d’années qui vient souvent la voir à la bibliothèque, avait adoré ce livre.
Puis Mathilde se dit que ça serait bien de continuer en musique. Elle allume la chaîne, qui diffuse sa musique par ses hauts parleurs accrochés tout en haut, au septième rayon, et c’est alors une chanson rythmée et enjouée qui sort, mise en musique par les Têtes Raides, sur un texte de Robert Desnos, l’amour tombe des nues, qui raconte l’histoire d’une petite Sorcière du Moyen âge très jolie…
Puis elle aperçoit l’Empreinte de l’Ange, de Nancy Houston, qui dépasse du 3ème rayon. Tiens c’est curieux, elle en parlait hier à un homme qui cherchait des lectures nouvelles sur fonds historiques ou politiques du 20ème siècle, mais elle n’avait pas eu le temps de lui sortir le livre, car il devait aller chercher son petit-fils à l’école.
Et bien ça y est, la bibliothèque est prête à ouvrir au public à présent… Ah ! elle a failli oublié. Le gros pavé de George Sand, Consuelo, qui trône sur la table basse. Celui-là c’est avec précaution et respect qu’elle le manipule. Non pas que ce soit un livre précieux par ses reliures ou par la rareté de son tirage, non, c’est juste que c’est un livre précieux par ce qu’il contient.

Oui, ce livre qu’elle tient ce matin entre ses mains occupe une place de choix dans son coeur car c’est la plus belle oeuvre qui lui ait jamais été donnée de lire. Chaque phrase est un délice. Quand elle le lisait, ce n’était pas l’histoire qu’elle buvait avec un bonheur tellement grand que sa bouche s’entrouvrait en forme d’un joli o ouvert d’admiration, que son corps était parcouru de délicieux frissons, et que ses yeux s’humidifiaient. Non, c’était la succession des mots et la beauté et le rythme des phrases qui défilaient qui lui faisaient cet effet.
Ce livre, elle ne le partage pas avec n’importe qui. Mais hier, une jeune femme d’une vingtaine d’années est venue le lui rapporter. En effet, elles ont sympathisé la semaine dernière en partageant leur passion commune : l’amour de la lecture. Alors, Mathilde a rédigé une petite liste spécialement pour cette nouvelle, dont le diamant est Consuelo. En lui rendant le livre, la jeune femme lui dit : « On n’est pas triste quand on a fini Consuelo. C’est une œuvre tellement pleine et généreuse, de génie, de vérités, de beautés et de jouissances, qu’on ne peut refermer ce livre qu’heureux, différent, enrichi de l’âme et des tripes. Merci beaucoup pour cette découverte ! »

Mathilde prend Consuelo, le range délicatement à sa place, souriante de béatitude et de plénitude, en se disant que décidément, elle aime son métier !
Tiens, c’est curieux, ça sent bon la rose ici…

 

FIN

 Pauline Dumail – Nouvelle écrite pour les 10 ans de la bibliothèque de Beaumont sur Oise, sur le thème « A la bibliothèque ».

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